Pouvoir féminin à Annot : Soline Kentzel gravit l'épreuve trad Le Voyage (E10, 7a)

Soline Kentzel reprend l'un des itinéraires commerciaux les plus difficiles de France : Le Voyage (E10, 7a). La jeune Française n'est que la quatrième femme à réussir à gravir la ligne difficile du secteur d'escalade d'Annot.

Un témoignage d'expérience de Soline Kentzel

Le Voyage a toujours eu pour moi une dimension mystique. Je ne me souviens pas exactement comment est née l'envie, mêlée de peur et de curiosité, de relever ce défi, mais cela me trottait dans la tête depuis un moment.

Essayer d'atteindre mon maximum en escalade traditionnelle était-il la prochaine étape logique de mon parcours d'escalade ? Est-ce présomptueux ?

Soline Kentzel

Ce sentiment m'est venu quand j'ai... Vidéo de Babsi Zangerl j'ai vu qui est le grimpeur que j'admire le plus. Comme je le dis souvent, si tout va mal, ce serait quand même un excellent entraînement pour mes objectifs futurs.

Soline Kentzel dans Le Voyage. Image : Seb Berthe
Soline Kentzel dans Le Voyage. Image : Seb Berthe

Et les premières tentatives d'escalade ont confirmé mes craintes : pendu à la corde statique, je n'y connaissais rien en escalade, et la distance entre les relais me paraissait assez effrayante. Néanmoins, ce fut le coup de foudre. D'abord parce que c'est beau, mais surtout parce que j'ai pris conscience de l'importance du défi de cette ligne.

J'ai réalisé que mon rêve était d'être un grimpeur capable d'atteindre le sommet de ce mur ; et que je ne suis pas encore prêt physiquement et mentalement.

Devenir cette grimpeuse capable de gravir la ligne de ses rêves, cette ligne de fissure unique qui s'étend vers le ciel, sera désormais ma raison de grimper.

Soline Kentzel
Cours d'escalade propre au Bergpunkt

Le Voyage : C'est la ligne

Le Voyage suit un point faible évident sur 40 mètres, que l'on peut diviser en trois parties. Le parcours débute par une fissure 7a+ assez technique qui mène à une position de repos complet. Après cette pause, quelques mouvements conduisent à un bon verrouillage du genou, permettant de souffler et de se préparer au premier moment crucial.

Ce premier point est assez long. Il faut ensuite changer rapidement de rythme pour traverser, assurer dans ce tronçon aéré et assez engagé et rejoindre un lieu de repos convenable où il est possible de poser des relais très convaincants.

La jeune Française Soline Kentzel est la quatrième femme à répéter Le Voyage (E10, 7a). Image : Seb Berthe
La jeune Française Soline Kentzel est la quatrième femme à répéter Le Voyage (E10, 7a). Image : Seb Berthe

Quitter cette position de repos rend difficile le recraquage pour les 15 coups suivants : on grimpe un peu avant de poser rapidement la dernière pièce d'assurage ; pour moi une caméra n°0,2. À partir de là commence la section la plus dure et la plus pompeuse : une série de prises verticales et de coups de pied fins qui vous mettent dans des positions très inconfortables.

À la fin de cette section, vous êtes à environ 2-3 mètres au-dessus de votre dernière caméra et pouvez placer un fusible anti-bombes derrière un hangar.

Ici commence la dernière section, autour du 7b, la partie la plus engageante du parcours : un runout angoissant d'au moins 8 mètres et enfin la fissure finale très technique avec des prises serrées.

Soline Kentzel

Les travaux commencent

Au début j'ai dû réapprendre à gravir les voies environnantes avec des cames, acquérir la légèreté nécessaire pour décrypter les mouvements et m'accrocher en l'air à la corde statique.

Lors du premier voyage, une blessure au ligament annulaire m'a empêché de me concentrer sur le nœud supérieur. J’ai donc tourné mon attention vers le point crucial inférieur. Au début, j'étais gêné par la position des pieds, qui me semblait soit trop basse, soit trop décentralisée.

J'ai vu que c'était possible, mais il faudrait beaucoup d'escalade pour reconstituer le puzzle et s'habituer à l'inconfort de ces mouvements.

Soline Kentzel

J'ai rapidement commencé à mener la montée. Lors de mon deuxième voyage à Annot, je n'arrivais toujours pas à connecter le nœud inférieur. Je suis tombé en l'air à plusieurs reprises, souvent plus au choc de mes partenaires assureurs que de moi-même.

Petit à petit, mon doigt a guéri et j'ai pu travailler sérieusement sur le nœud supérieur. Il a fallu plusieurs heures pour maîtriser tous les mouvements. Tous sauf un, qui m'a posé des difficultés au quotidien : le tout dernier mouvement de la partie dure pour atteindre l'accroche finale.

Pas à pas, Soline Kentzel a su reconstituer le puzzle de la plus célèbre ligne de trad d'Annot. Image : Seb Berthe
Pas à pas, Soline Kentzel a su reconstituer le puzzle de la plus célèbre ligne de trad d'Annot. Image : Seb Berthe

Le dernier jour du voyage, après une séance d'accrochage de deux heures sur mon Grigri avant la section, j'ai enfin trouvé ma bêta : un layback move où je me redressais sur les dernières prises pour mettre les pieds un peu plus haut.

D’un côté, je m’attendais à ce moment et je savais qu’il allait arriver : « l’Eureka » du travailleur de la route. D'un autre côté, j'étais découragé. L'enchaînement semblait extrêmement éprouvant pour les doigts, avec des mouvements à 30 mètres du sol au terme d'une section fatigante.

Bref, j'étais frustré, ma méthode n'était pas une méthode miracle, il s'agissait juste de tirer fort sur les poignées.

Soline Kentzel

Prêt pour l'ascension

Les choses étaient différentes lors de mon troisième voyage à Annot. Je suis arrivé en sachant que j'étais prêt et ici pour essayer. C’est ainsi qu’a commencé la routine « deux tentatives par jour pour éloigner le médecin ». Depuis, je grimpe presque exclusivement en tant que grimpeur principal.

Si je ne parvenais pas à franchir une section obligatoire, je grimpais sur la corde statique pour régler les prochains relais et je poursuivais ensuite la montée en tête.

Un moment clé du processus mental a clairement été de surmonter le premier point crucial.

Soline Kentzel

La première fois que mes doigts se sont coincés dans la poche peu profonde située à la fin du premier point crucial, je me suis retrouvé pris dans le moment. Mon cerveau a commencé à s'embuer et, à mesure que mes pensées devenaient claires, j'ai réalisé que mon cœur battait trop vite. Contrôler cette émotion, réagir à ces pensées pour affecter mon corps était un défi passionnant. Car il ne fait aucun doute que plus la peur prend le dessus, plus les chances de se tromper et de tomber sont grandes.

De plus, cette section était toujours un moment intense à chaque fois qu'elle était jouée. J'ai continué à grimper jusqu'au prochain bon relais à chaque fois, mais avec une clarté d'esprit et une précision de mouvement assez aléatoire.

Accepter que chaque tentative est unique et imprévisible et m'assurer que tout irait bien était à un moment donné mon plus grand défi mental. Et cela s’est sans aucun doute reflété dans mon escalade.

Soline Kentzel
La composante psychologique a joué un grand rôle dans l'ascension de Soline Kentzel dans Le Voyage. Image : Seb Berthe
La composante psychologique a joué un grand rôle dans l'ascension de Soline Kentzel dans Le Voyage. Image : Seb Berthe

Solitude et doute

Au quatrième voyage, lorsque je suis arrivé plus fatigué et moins fort qu’avant, je me suis senti dépassé. À cause de la peur et de la pression que je m’étais imposée avant de revenir, j’ai commencé à douter. Alors que dix jours plus tôt j'étais tombé au milieu du point supérieur, je suis maintenant tombé à plusieurs reprises au premier point.

J'ai fait preuve de patience et j'ai continué à faire des expériences, certaines plus prometteuses que d'autres. J'avais passé une semaine à dormir sur le sol du van de mon ami Mich, qui avait également des difficultés avec son projet. Nous étions tous deux devenus partie intégrante du lieu, commençant à faire partie du paysage d'Annot.

J'ai vu des gens venir tenter l'itinéraire et marquer (félicitations à Philippe, Jean-Eli et Jabi qui ont aussi gravi l'itinéraire cette saison !) et j'étais toujours là. Finalement la pluie est arrivée et nous nous sommes sentis fatigués : il était temps pour moi et moi d'aller recharger nos batteries.

C'était plusieurs semaines d'escalade et d'être constamment avec uniquement des hommes. Lorsque mon ami Juju m'a rendu visite pendant quelques jours, j'ai réalisé à quel point je manquais et j'étais triste de ne pas avoir d'amis avec qui partager mes expériences.

En grimpant, en tant que femme, plus on s'éloigne des sentiers battus, plus on se sent seule. L'escalade traditionnelle ne devrait pas être une activité si masculine : chacun décide de son niveau d'engagement, et quel dommage de passer à côté des mouvements satisfaisants de l'escalade de crack !

Soline Kentzel

Pour moi ce n'est pas forcément beaucoup plus dangereux, c'est juste grimper avec encore plus de liberté. A la fin de ce quatrième voyage, j'étais envahi d'un sentiment amer. Même si j’étais convaincu que quoi qu’il arrive, je continuerais à me battre sur cette voie et que je finirais par réussir, ma confiance en a pris un coup.

J'ai vu que mon corps n'était peut-être pas aussi fort que je le voulais. Je me demandais surtout si j'allais un jour, bientôt, être à la hauteur de ces ascensions qui me font rêver sans que mes chances ne reposent en grande partie sur le travail, la patience, la répétition et l'optimisme.

Soline Kentzel
Soline Kentzel : « Lors de l'ascension réussie, même la section de sortie après le point supérieur n'a pas perturbé mon sang-froid. Image : Seb Berthe
Soline Kentzel : « Lors de l'ascension réussie, même la section de sortie après le point supérieur n'a pas perturbé mon sang-froid. Image : Seb Berthe

Le dernier échange de coups

Au moment où je suis revenu pour la cinquième fois, mon attitude avait changé : je suis arrivé plus humble, je me suis préparé à ce que les choses ne se déroulent pas comme prévu et j'ai trouvé des moyens de soulager la pression. Certains de mes amis proches étaient là et j’ai senti leur soutien.

Au fond de moi, je savais que cette fois j'étais là pour porter le coup de grâce et que je ne partirais pas sans succès, quelles qu'en soient les conséquences sur mes études et mes autres engagements.

Soline Kentzel

Finalement, cette fois, les étoiles se sont alignées presque parfaitement : le deuxième jour, je suis tombée la main sur la dernière prise. Pas de problème, j'avais intériorisé les sensations et ce n'était qu'une question de temps. Lorsque je me joignis enfin aux mouvements, encouragé par mes amis, pas un grain de sable ne venait troubler le déroulement unique de cette précarité verticale.

Même la section de sortie après le crux supérieur n'a pas perturbé mon calme (même si mes jambes tremblaient un peu - cela faisait un moment que je n'avais pas quitté le sol...). Je respirai calmement avant d'aborder le tout dernier tronçon, un craquement rond et désagréable qui avait provoqué plus qu'une simple goutte de sueur.

Finalement, j'ai coupé l'ancre, submergé d'un immense soulagement : je pouvais enfin mettre fin à cette relation exclusive et laisser ce joyau derrière moi. Profitez de quelques instants de paix avant de tomber à nouveau dans le piège d’une autre ligne de rêve.

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Crédits: Photo de couverture Julia Cassou

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